Cet article est paru en novembre 2018 dans la revue rogérienne "
Trait d'Union".
Si besoin, vous en trouverez
ici une version pdf.
Saint-Marcel
Où l'on s'interroge sur quoi faire lorsque l'on quémande
C'était jeudi, hier, j'étais assise dans la rame, sur le siège dos au quai, vous savez celui qui nous transporte de profil à travers les souterrains du métro.
Comme une grande partie des voyageurs et voyageuses, je plongeais mon regard et mon attention sur mon téléphone, écrivant quelques mails ou textos ou lisant quelque article qui m'extirpant de l'ici mais pas du maintenant, me faisait voyager dans les contrées de la politique et des exactions sanguinaires de quidams lointains ...
Je l'avais bien entendue, plus avant déclamer déjà son discours, mais comme un bruit familier, comme celui des klaxons lorsque l'on vit le long d'un boulevard, je n'y avais pas prêté attention.
De la femme
C'est arrivée à ma hauteur qu'elle posa à terre son bardas, composé de plusieurs sacs aux formes incertaines et remplis de choses diverses qui constituaient vraisemblablement à elles-seules la totalité de son patrimoine.
Ses premiers mots mais peut-être surtout l'odeur nauséabonde qui pénétra violemment mes narines me firent lever la tête vers elle.
C'était une femme d'une trentaine d'année, en guenilles, vous l'aurez compris, je ne savais voir au premier coup d'œil si les seuls aléas de la vie étaient responsables du total délabrement apparent de sa personne ou bien si quelques troubles psychiatriques venaient le renforcer.
Comme je commençai à l'observer, son regard vint chercher le mien ou tout au moins son visage sembla se tourner vers moi ; nous ne devions pas nous trouver à plus d'un mètre l'une de l'autre.
Mais instinctivement, je détournai la tête, baissai les yeux et repris mon ouvrage ou fis mine de le faire en tous les cas.
La femme continuait sa tirade, élaborée certainement au fil des rames et du temps, expliquant les raisons de sa quête et la manière dont elle demandait à chacun d'y satisfaire : quelques pièces, un ticket restaurant etc, vous connaissez la musique.
J'observai alors les passagers aux alentours et constatai que comme moi, chacun faisait mine de ne rien entendre des malheurs de cette femme et de sa demande pressante, car elle ne savait où dormir ce soir, à ses dires, son état confirmant la véracité de ses propos.
Puis elle se tut un instant ; la violence de notre passivité immobile était à la hauteur de celle que nous venions de subir. Dans un ultime effort, voyant qu'elle ne pourrait rien tirer de nous, la femme sortit ses dernières cartouches : "Et si quelqu'un a une cigarette pour me dépanner ?"
Deux voyageurs alors, sortirent de leur sac ou blouson un paquet de cigarettes et après en avoir extrait quelques unités les remirent à la femme. Celle-ci les empocha, et remerciant à peine les donateurs de l'aumône qu'elle venait de recevoir, reprit son bardas puis son chemin plus en arrière de la rame pour tenter sa chance plus loin.
Je la regardai un instant s'éloigner et réalisai alors comme il m'avait fallu comme rester en apnée tout ce temps : j'avais retenu en moi l'air et mon humanité.
De l'après
Chacun sembla alors se replonger dans ses pensées, mais j'imagine que la plupart d'entre nous étions encore imprégné.e.s de cette femme et de ce qu'elle nous avait fait vivre, le temps tout au moins que les mouvements de foule nous brassent et rebattent les cartes, nous offrant une nouvelle virginité à notre culpabilité naissante.
Lorsqu'il y a une quinzaine d'années je m'étais rendue au Mali, la consigne était formelle : "Surtout ne donnez rien sinon en quelques minutes vous aurez tout le village sur le dos et de toute façon cela ne sera jamais assez."
Nous étions au cœur, à la charnière de la dualité du monde.
Campée dans la certitude qu'il me fallait m'y contraindre, j'appliquai alors cette instruction à la lettre. Je pus du reste observer comme un toubab qui avait choisi de ne pas s'y plier avait été assailli et avait du finalement admettre la réalité du puits sans fond qui nous avait été annoncé.
Mais à Paris, dans le métro la chose est-elle identique ?
Rien ne m'empêche de donner quelques pièces ; même si je donnais chaque jour un peu, à y compter de plus près, ce budget ne viendrait pas déséquilibrer le mien et ne compromettrait pas ma sécurité de vie.
Et pourtant je ne le fais pas ... ou plus exactement je le fais très rarement ...
Enfin, je le fais de temps en temps ... pas toujours .. parfois ... enfin pas souvent ...
Bref ...
Donner, pas donner, donner combien, donner pourquoi ...
Je ne sais pas, je ne sais jamais, et surtout, je n'arrive pas à avoir comme une ligne de conduite, un mot d'ordre ou même ne serait-ce qu'une direction ...
De la complexité de mes sentiments troubles
Ces situations de quête créent toujours et inévitablement chez moi et de manière récurrente un sentiment de trouble ; celui-ci est la résultante du melting pot de ceux-ci qui se bousculent en moi.
Parmi ceux qui m'ont traversée lorsque j'ai croisé cette femme, je peux répertorier :
le dégoût, la compassion, le rejet, la tristesse, la curiosité, la frustration, le doute, la surprise, la crainte, l'inconfort, de la peur aussi ... mais la liste n'est pas exhaustive.
J'ai constaté en tous les cas mon impossibilité à m'approcher de cette Personne, j'ai pu observer même, mon absence d'envie de le faire, voire comme un besoin de fuir, si j'avais pu.
Il est vrai que je n'avais rien demandé, il est vrai que je me suis sentie comme prise en otage, coincée sur ce siège entre les stations Saint Marcel et Bastille, à devoir subir le cri de cette misère qui m'était lancée à la figure alors que je n'étais pas prête à l'entendre ...
L'ensemble de ces sentiments et émotions divergents amène en moi des distorsions intérieures car vibrent également ma révolte contre l'injustice, contre l'inégalité, ma sensibilité face à la misère humaine, une forme de culpabilité d'être bien-née etc.
C'est pourquoi, plonger mon regard sur l'écran de mon téléphone et laisser mes pièces tintinnabuler dans mon sac me montrent clairement aujourd'hui l'ampleur de ma tâche intérieure, pour tenter de dénouer les torsions que provoque en moi cette confrontation quotidienne à la misère humaine.
De la confusion de la demande :
Il y a la demande exprimée, la demande immédiate de l'argent, l'urgence de la faim, la nécessité de trouver un toit pour la nuit, puis il y a la demande sous-jacente criée derrière les mots : "Sauvez-moi de la précarité quotidienne !" Demande à laquelle on ne peut répondre car quelque soit la valeur du don, celui-ci sera vain, soit parce qu'inapproprié, soit parce que dérisoire face à l'immensité du besoin.
Donner est donc toujours pour moi un compromis, un pis aller, une négation.
Comment puis-je donner seulement un euro à une personne qui n'a plus ni travail, ni toit, ni ressources ? Quel en est le sens ?
Puis, en parallèle à cette demande sonnante et trébuchante il y a la demande non dite, la plainte plutôt, qui exprime le désarroi de l'être, la solitude, la détresse, voire la déraison, et qui vient me toucher au plus profond de moi pour peu que j'accepte d'ouvrir mon cœur ce dont j'ai tenté de me protéger avec cette femme tout à l'heure.
Comment ne pas entendre la demande d'humanité derrière la demande financière ?
Comment répondre argent quand il s'agit de détresse ?
Combien le sourire ne remplit pas le ventre.
Et puis, bien souvent je peux ressentir également l'immensité de la plainte et donc de la tâche pour y répondre. Je me retrouve de nouveau devant un gouffre insatiable et mon impuissance.
Vers une nouvelle méthodologie
Jusqu'à ce jour mon mode de donation est instinctif, il privilégie celui qui a un beau discours ou celle qui m'attendrit, celui qui joue de la musique ou celle qui lance quelques vers de poésie ...
Ce mode de fonctionnement a pour avantage de me permettre assez aisément de valider en moi ma décision de donner ou non en fonction de ce que je peux ressentir de la prestation de la personne qui clame et réclame.
Mais elle a pour inconvénient d'exclure du champ ceux et celles qui ne sont ni cabots, ni musiciens, ceux qui ont le cœur fermé, brisé par la vie.
J'ai l'un de mes clients qui me dit donner systématiquement, il s'en fait une ligne de conduite. Il ne se pose pas de question. Il a ainsi comme solutionné le dossier.
Plus récemment une autre me disait avoir toujours dans son sac un paquet de gâteaux pour ceux qui énoncent leur faim.
Vers un nouveau paradigme<
Pour ma part, j'ai le sentiment que décider de donner à tous serait comme me débarrasser du problème. Je sais que ma solution se trouve dans la justesse de mon geste en lien avec l'Autre, car l'aumône ne sera toujours que symbolique.
Pendant un court instant une relation peut se créer entre moi et cette personne qui passe à travers la foule urbaine ou métropolitaine , elle vient me solliciter de manière anonyme.
Est-ce que je saisis l'opportunité de cette relation aussi éphémère soit-elle ou est-ce que je ne le fais pas ?
Ma responsabilité n'est-elle finalement pas là et seulement là, à l'endroit de la relation ?
La manière d'entrer en relation ou de croiser celle-ci, n'est alors plus que technique : donner une pièce, un sourire, un mot, une phrase, un billet, un gâteau ....
En guise de conclusion
Au-delà des mots que je viens de poser et qui me permettent, en tout état de cause, de donner un sens, une direction, de la cohérence aussi, à mon questionnement : pressentir la rencontre plutôt qu'évaluer le don, je sais bien qu'il va me falloir expérimenter, pour mesurer l'ancrage de ce nouveau positionnement intérieur dans la réalité.
Comme une manière pour moi, certainement, en tous les cas, de tenter de conjuguer notre Approche, au cœur de la ville qui bat au quotidien.
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