Cet article est paru en mai 2020 dans la revue rogérienne "
Trait d'Union".
Si besoin, vous en trouverez
ici une version pdf.
L'emprise
Les indicateurs
Lorsque j'ai rencontré Fabienne elle n'allait pas du tout bien. Sans (évidemment) poser de diagnostic (ce n'est pas mon job !) je suspectais qu'elle était installée dans une dépression sévère mais qu'elle tenait bon, à bras le corps.
Lors des premières séances nous en vînmes à envisager qu'elle aille voir un psychiatre pour l'aider médicalement, ce qu'elle fit.
J'aime à regarder la dépression comme le symptôme d'un faisceau de choses à changer dans sa vie. Quelles étaient donc ces choses pour Fabienne ?
Quelques temps plus tard, alors que rien n'avait semblé changer, je la sentis mieux dans sa peau. Que s'était-il passé ? Que se passait-il ?
J'eus la réponse par ses mots :
- Je me sens revivre !
- Les médicaments ?
- Non ! Je suis seule à la maison depuis deux semaines, depuis notre dernière séance.
Fabienne m'explique alors qu'après une ultime dispute, son compagnon (appelons-le Marc) est parti chez ses parents quelques temps.
- Il a dit combien de temps il partait ?
- Non il ne l'a pas dit.
La séance suivante (deux semaines plus tard) patatras, je retrouve Fabienne dans l'état dans lequel elle se trouvait auparavant, épuisée et sans espoir. Je lui demande évidemment ce qui s'est passé. Elle m'explique alors que Marc est revenu trois jours plus tôt, sans prévenir. Et dès le lendemain Fabienne s'est retrouvée dans son lit, pleurant et déprimée.
La révélation
Une alarme en moi. Comment cet homme a-t-il pu en 24h anéantir ma cliente alors que je la voyais reprendre du poil de la bête et retrouver en elle le chemin du vivant ?
Je lui propose alors qu'elle me parle du retour de Marc et qu'elle me décrive le plus précisément possible ce qui s'est passé entre eux, ce qui se passe entre eux, comment se déroulent leurs échanges...
Et c'est dans la description très concrète qu'elle me fait de leur relation que je comprends que Marc, consciemment ou inconsciemment, peu importe à ce stade, utilise avec Fabienne tout un ensemble de procédés "classiques" de mise sous dépendance, de mises sous emprise :
- Culpabiliser : "C'est toujours comme ça avec toi."
- Envoyer des messages paradoxaux : "J'avais vraiment envie de revenir à la maison, mais quand je te vois je comprends pourquoi je suis parti."
- Semer le doute : "Mes parents sont d'accord avec moi, tu devrais aller te faire soigner."
- Utiliser l'implicite plutôt que l'explicite : "Demande-toi donc pourquoi je n'en peux plus avec toi."
- Créer du flou : Marc s'en va mais ne dit pas pour combien de temps et lorsqu'il revient il ne prévient pas.
- Parler avec cynisme mais sans agressivité : "Ma pauvre Fabienne !"
- Créer un climat de peur : il est arrivé quelques fois que Marc bouscule Fabienne dans le couloir entre la cuisine et la chambre, comme une manière de lui suggérer qu'un jour il pourrait en venir aux mains.
- Un climat d'instabilité émotionnelle : "Un jour il est tranquille "normal" elle me dit, et le lendemain il est agressif et en colère." Fabienne ne sait jamais dans quel état elle va le trouver.
- Isoler : "Si tu veux voir tes parents, ok mais pas ici." ou bien "Marlène [ton amie] plus nulle tu meurs."
Etc.
Lorsque je comprends cela je ne peux rester là sans poser des mots. Je nomme alors ces procédés à Fabienne tout en les qualifiant explicitement de procédés de mise sous dépendance. Fabienne prend conscience. La séance est difficile.
De manière générale, la révélation est rude à accepter... mais elle est nécessaire. Elle est le premier pas obligatoire vers le commencement de la libération : comment ne plus considérer comme normaux des comportements malsains, d'autant qu'ils sont répétés, comment arrêter d'accepter l'inacceptable.
Les conséquences
L'emprise est insidieuse. Les agressions, la dévalorisation, la culpabilisation etc. ne font pas directement. C'est un processus.
L'enjeu de l'emprise est toujours la domination, la prise de pouvoir sur l'autre.
La résultante de ces procédés est de créer le doute, l'instabilité, ils maintiennent l'autre dans l'insécurité, ils brouillent ses sens, ses limites, ils Å“uvrent à le rendre responsable de ses propres difficultés.
Les faiseurs d'emprise ne se remettent jamais en question. Ils sèment le doute mais eux n'en ont pas.
L'emprise pousse l'autre à la folie.
Ne plus savoir où est la réalité, où est le vrai. N'est-ce pas moi qui divague ?
Parfois Marc fait comme si de rien n'était, comme si tout allait bien, comme si tout était comme au début de sa relation avec Fabienne.
La plupart du temps rien ne transparaît à l'extérieur. L'entourage ne se doute de rien et lorsque des mots sont prononcés, tous ont du mal à y croire.
Évidemment, lorsque l'emprise est découverte, une question point rapidement : comment ai-je pu me mettre dans une telle situation ? La réponse en est souvent : parce que le terrain avait été préalablement bien préparé.
Il est toujours très étrange de constater les chemins qui préparent les personnes à l'emprise. Ainsi, pour Fabienne, elle le comprendra plus tard, sa mère soumise aux désidératas de son
mari, son père aussi exigeant qu'éternellement insatisfait, humiliant systématiquement ses
proches par des propos méprisants, lui apprirent à taire ses besoins et à annihiler ses justes colères en les retournant contre elle-même.
Sortir de l'emprise
Sortir de l'emprise est toujours difficile.
La solution la plus adaptée est le plus souvent la mise à distance.
Lorsque Fabienne vint me voir, son objectif était de se retrouver elle-même, de retrouver celle qu'elle avait pu être dix ans auparavant, après être sortie du joug parental et avant de se mettre sous celui de Marc.
Rapidement elle comprit que pour s'en sortir, pour se retrouver, pour vivre, finalement, il lui fallait tout simplement... quitter Marc. Ce qu'elle fit.
Même lorsque l'autre fut loin il lui restera de longs mois avant de pouvoir se désintoxiquer, de pouvoir se dégager de ses mouvements intérieurs paradoxaux. Pour sortir de l'emprise il ne s'agit pas uniquement de quitter la relation toxique mais il est nécessaire de déconstruire le système intérieur qui a préparé le terrain.
Je parle ici de Fabienne, mais je pourrais également parler de Clara, Zoé, Suzon, Paula, Aïda, Gaby et les autres. Cela me rend si triste.
Pour aller plus loin je vous suggère deux livres de Marie-France HIRIGOYEN :
Le harcèlement moral et Femmes sous emprise (avec une petite préférence pour le second). Tous deux sont édités en livre de poche.